mardi 17 mars 2020

A découvrir à l'occasion du confinement : le roman d'Albert Camus, La Peste

Nous avons déjà évoqué cet auteur à plusieurs reprises, notamment dans le cadre du projet Sport, à cause de son amour du football. Mais c'est aujourd'hui un de ses plus célèbres romans qui s'avance sur le devant de l'actualité :


« Naturellement, vous savez ce que c'est, Rieux?
 – J'attends le résultat des analyses.
– Moi, je le sais. Et je n'ai pas besoin d'analyses. J'ai fait une partie de ma carrière en Chine, et j'ai vu quelques cas à Paris, il y a une vingtaine d'années. Seulement, on n'a pas osé leur donner un nom, sur le moment... Et puis, comme disait un confrère : "C'est impossible, tout le monde sait qu'elle a disparu de l'Occident." Oui, tout le monde le savait, sauf les morts. Allons, Rieux, vous savez aussi bien que moi ce que c'est...
– Oui, Castel, dit-il, c'est à peine croyable. Mais il semble bien que ce soit la peste. »

(Résumé de la quatrième de couverture dans la collection Folio n°42, parution le 25/02/1972 - 368 pages)

Extraits :

Page 42 : la réaction


Le mot de "peste" venait d’être prononcé pour la première fois. A ce point du récit qui laisse Bernard Rieux derrière sa fenêtre, on permettra au narrateur de justifier l’incertitude et la surprise du docteur, puisque, avec des nuances, sa réaction fut celle de la plupart de nos concitoyens. Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. Le docteur Rieux était dépourvu, comme l’étaient nos concitoyens, et c’est ainsi qu’il faut comprendre ses hésitations. C’est ainsi qu’il faut comprendre ses hésitations. C’est ainsi qu’il faut comprendre aussi qu’il fut partagé entre l’inquiétude et la confiance. Quand une guerre éclate, les gens disent : "ça ne durera pas, c’est trop bête." Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne de sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux.

Page 68 : le confinement


Une des conséquences les plus remarquables de la fermeture des portes fut, en effet, la soudaine séparation où furent placés des êtres qui n’y étaient pas préparés. Des mères et des enfants, des époux, des amants qui avaient cru procéder quelques jours auparavant à une séparation temporaire, qui s’étaient embrassés sur le quai de notre gare avec deux ou trois recommandations, certains de se revoir quelques jours ou quelques semaines plus tard, enfoncé dans la stupide confiance humaine, à peine distraits par ce départ de leurs préoccupations habituelles, se virent d’un seul coup éloignés sans recours, empêchés de se rejoindre ou de communiquer. Car la fermeture s’était faite quelques heures avant que l’arrêt préfectoral fût publié et, naturellement, il était impossible de prendre en considération les cas particuliers. On peut dire que cette invasion brutale de la maladie eut pour premier effet d’obliger nos concitoyens à agir comme s’ils n’avaient pas de sentiments individuels. Dans les premières heures de la journée où l’arrêté entra en vigueur, la préfecture fut assaillie par une foule de demandeurs qui, au téléphone ou auprès des fonctionnaires, exposaient des situations également impossibles à examiner. A la vérité, il fallut plusieurs jours pour que nous nous rendissions compte que nous nous trouvions dans une situation sans compromis, et que les mots "transiger", "faveur", "exception" n’avaient plus de sens. Même la légère satisfaction d’écrire nous fut refusée. D’une part, en effet, la ville n’était plus reliée au reste du pays par les moyens de communication habituels, et, d’autre part, un nouvel arrêté interdit l’échange de toute correspondance, pour éviter que les lettres pussent devenir les véhicules de l’infection. Au début, quelques privilégiés purent s’aboucher, aux portes de la ville, avec des sentinelles des postes de garde, qui consentirent à faire passer des messages à l’extérieur. Encore était-ce dans les premiers jours de l’épidémie, à un moment où les gardes trouvaient naturel de céder à des mouvements de compassion. Mais au bout de quelques temps, lorsque les mêmes gardes furent bien persuadés de la gravité de la situation, ils se refusèrent à prendre des responsabilités dont ils ne pouvaient prévoir l’étendue.

La fin : attention divulgachage (oui, bon, spoiler, quoi !)

Du port obscur montèrent les premières fusées des réjouissances officielles. La ville les salua par une longue et sourde exclamation. Cottard, Tarrou, ceux et celle que Rieux avait aimés et perdus, tous, morts ou coupables, étaient oubliés. Le vieux avait raison, les hommes étaient toujours les mêmes. liais c’était leur force et leur innocence et c’est ici que, par-dessus toute douleur, Rieux sentait qu’il les rejoignait. Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu’au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s’élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s’achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu’il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins. Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.

Et pour lire l'intégralité du roman, gratuitement, allez sur ce lien : Albert Camus, La Peste

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